Le dernier voyage des princes scythes

Des petits vers parasites découverts sur des corps inhumés il y a 2300 ans viennent d'apporter la preuve que les légendaires Scythes étaient bien un peuple nomade.

La médecine moderne a éclairé un texte de l'Antiquité grecque ! », s'enthousiasme Éric Crubézy. Ce médecin anthropobiologiste et ses collègues du Centre d'anthropologie1 de Toulouse ont fait une intéressante découverte en analysant deux corps retrouvés en 1999 sous le tumulus de Berel, sur le plateau de l'Altaï au Kazakhstan, par Henri-Paul Francfort2 et une équipe franco-kazakh. Dans la tombe, préservée par le froid qui règne à 1 300 mètres d'altitude, un homme et une femme de haut rang ont été inhumés à plusieurs années d'intervalle, au iiie siècle avant J.-C. Ils appartiennent à un peuple légendaire : les Scythes, dont l'historien grec Hérodote (484-425 avant J.-C.) écrivait : « Leurs princes se font enterrer loin de l'endroit où ils habitent. » Une assertion impossible à vérifier jusqu'à l'avènement de méthodes modernes.

L'équipe a ainsi effectué plusieurs prélèvements, notamment au niveau de l'appareil digestif des sujets, dans le but de trouver des parasites. Une investigation qui apporte habituellement des informations sur certaines pathologies, sur la biocénose (quels animaux ou insectes sont associés à quels végétaux), ou sur le régime alimentaire de l'époque… Une fois analysés au laboratoire, surprise : les prélèvements renferment des œufs d'ankylostomes3. Au contact de la peau, ces petits vers parasites pénètrent l'organisme, puis pondent dans le système digestif des œufs, qui sont excrétés, donnent naissance dans le sol à de nouveaux vers, et le cycle recommence. Les ankylostomes ne se rencontrent que dans les régions suffisamment chaudes et humides, autrement dit loin de la région froide et montagneuse où ont été trouvées les tombes. Leur découverte à Berel permet de lever une ambiguïté. « Nous avons trouvé des artefacts d'influence iranienne dans la tombe. On aurait pu penser que ces objets étaient arrivés là par des voies commerciales, et que les personnes enterrées étaient des locaux. Mais la découverte des parasites invalide cette hypothèse. Car les régions les plus proches où l'ankylostome est présent sont la mer d'Aral, la Caspienne et l'Iran, autrement dit à près de 1 200 kilomètres du lieu d'inhumation. Et on peut raisonnablement postuler que l'aire de répartition du parasite a peu évolué au cours des siècles. Nous avons donc la confirmation du texte d'Hérodote. Les Scythes étaient des nomades et pouvaient parcourir de longues distances pour enterrer leurs morts de haut rang loin de chez eux. »

Les chercheurs ont fait une autre constatation intéressante : les images en microscopie montrent que, dans un des œufs, le cycle parasitaire a repris et un embryon de ver s'est formé. « Ceci prouve que le cycle parasitaire, qui a lieu normalement dans le sol, peut être réactivé dans les cadavres lors de leur décomposition. C'est une information intéressante sur le plan médico-légal », note Éric Crubézy, qui souligne : « Les travaux de notre équipe débouchent de plus en plus sur des applications en médecine moderne. » Une équipe placée sous le signe de la pluridisciplinarité, puisqu'elle comprend anthropologues, biologistes, odontologistes – les dents constituent un élément important de détermination de l'âge d'un sujet et un révélateur des pratiques alimentaires –, parasitologistes et médecins légistes. Et qui va bientôt évoluer pour renforcer davantage le trait d'union entre passé et présent. En effet la nouvelle équipe d'anthropobiologie qu'Éric Crubézy est en train de constituer s'intéressera tout autant à la paléontologie humaine et à l'imagerie médicale qu'à la génétique des populations du passé et contemporaines. « Les scanners et microscanners les plus performants nous permettront d'étudier, grâce aux techniques de la dissection virtuelle, des fossiles et des momies, ce qui permettra de développer aussi ces techniques de dissection virtuelle en médecine légale. Et nous augmenterons aussi nos moyens d'analyser l'ADN dégradé au cours du temps, que ce soit celui des Scythes ou celui contenu dans la salive qui a servi à coller un timbre. » L'anthropologie moderne, un vrai polar !

Jean-François Haït